l'interview

L’Interview

M n’était pas d’humeur mais ce jeune entrepreneur avait insisté pour la rencontrer. Il avait lu ses romans, disait-il, il était absolument fan et voulait faire un portrait d’elle dans sa revue. Elle était réticente lorsqu’il l’avait contactée. D’abord elle ne savait pas d’où il sortait et ensuite elle avait eu quelques mauvaises expériences de magazines qui avaient plus ou moins utilisé ses propos hors contexte.

l'interview

Elle s’était jurée de ne plus se faire avoir. Au bout de trois relances, elle avait fini par répondre :

— Vous êtes un coriace…

— Je me bats toujours pour ce qui en vaut la peine.

Cette réponse lui avait fait dire : « OK. Mais selon mes conditions. » Ils s’étaient fixés un rendez-vous chez elle, elle n’avait aucune envie de sortir. Envie de rien. A vrai dire elle passait par une phase de crise : son compagnon et elle venaient de rompre, elle n’avait pas le moral, et encore moins l’envie de discuter avec un inconnu pour la énième fois de comment une femme pourtant bien rangée et cultivée pouvait écrire des choses aussi… osées.

Elle avait ignoré la bio et le portfolio qu’il lui avait envoyés alors qu’elle les avait pourtant exigés. Juste avant son arrivée, elle lut en diagonale son parcours : école de commerce… Un saut de puce chez Publicis, puis il s’était lancé dans l’entreprenariat : lancement d’une app, d’une plateforme de livres audio puis d’un magazine bimensuel consacré à la culture et l’économie afro. On sonna à la porte.

Elle vérifia son reflet : elle était juste vêtue d’un chemisier ample et léger, laissant apparaître son cou et la naissance de ses seins, et d’un pantalon en soie large. Ses longues nattes lui donnaient un air d’adolescente mature, surtout avec son visage nu, pourtant, elle venait de fêter ses 40 ans. « Entrez je vous en prie… »

Le jeune homme pénétra dans l’entrée d’un pas intimidé. Elle ne l’avait pas imaginé comme ça. Dans ses emails il avait l’air déterminé, avec un sens de la répartie acéré, un peu insolent sur les bords, là elle découvrait une personne qui semblait introvertie, sérieuse et respectueuse. Assez grand, bien bâti, propre sur lui, il portait un jean, un tee-shirt et une chemise en flanelle un peu épaisse. Il avait une paire de lunettes sur le nez, un sac à dos noir duquel il sortit son ordinateur, un calepin, et un stylo quatre couleurs. M se dit que cet après-midi serait long… Qui sort encore un calepin de nos jours ?? Un dictaphone pendant qu’on y est !

Elle lui offrit à boire, il accepta un jus de fruit. Elle lui demanda où est-ce qu’il voulait qu’ils s’installent : « Là où vous êtes à l’aise… » Je suis à l’aise nue dans mon lit… Elle acquiesça et le conduisit dans le séjour.

Aucun d’eux ne prit la peine de faire la conversation, elle était sur son téléphone tandis qu’il posait ses affaires près de lui. Au bout d’un moment, elle leva le nez, il l’observait et dit : « On commence quand vous êtes prête… » avec un petit sourire. Elle posa son appareil et se positionna droite sur le canapé, arrangeant ses tresses, comme si elle s’apprêtait à être filmée.

— Merci de me recevoir, je me doute que votre emploi du temps est chargé…

— Avec plaisir.

— J’ai préparé quelques questions mais si vous le voulez bien, j’aimerais que ce soit plus une conversation qu’autre chose… Je vous demanderais d’être la plus honnête possible.

— Très bien.

Il eut une seconde d’égarement, comme s’il se noyait dans le regard de l’autrice puis il se reprit :

— Parlons d’abord de votre parcours : comment en êtes-vous arrivée à l’écriture?

M se lança en soupirant, remontant le fil du temps : le bac, la fac de lettres, son abandon, ses premiers écrits, la reprise d’un cursus, un boulot qu’elle détestait, quelques ateliers d’écriture, son premier roman, puis son premier succès… Il prenait des notes, consciencieux. En s’arrêtant au bout de son récit, elle ne put se retenir :

— Comptez vous “écrire” tout du long? Vous avez un smartphone…

— Je suis de la vieille école, le rendu n’est jamais le même quand j’écris.

Ils se regardèrent quelques secondes au cours desquelles M décela pour la première fois depuis son arrivée cette nature déterminée, joueuse et malicieuse qu’elle avait perçue dans leur correspondance.

Il enchaîna sur d’autres questions par rapport aux défis qu’elle avait pu rencontrer, ce qui la poussait à écrire, ses inspirations et… le sexe. Oui M était autrice de romans pour adultes. Un ovni du genre : jamais une écrivaine Noire n’était allée aussi loin dans sa réflexion sur la sexualité et le plaisir des sens. Sa façon de décrire les corps animés de désir, l’union des êtres sans retenue ni bienséance, l’accent mis sur l’érotisme vu et ressenti par la femme Noire, l’avaient propulsée au rang des auteurs les plus audacieux de sa génération. Rien ne laissait paraître que sous cette tête bien faite, se cachait un alter ego complètement survolté… Sauf bien-sûr si on avait lu ses écrits.

— Le sexe est un thème récurrent chez vous. Pourquoi ?

— Parce que c’est le seul que je trouve réellement intéressant.

— A quoi et à qui pensez-vous en écrivant ?

Quelle question stupide… De mauvaise foi elle répondit :

— A mes personnages.

— Qui sont vos personnages ?

— Comment ça ?

— Sont-ils entièrement fictifs ou basés sur des gens réels ?

Elle leva les yeux au plafond et les ramena à lui.

— Ca dépend… Parfois je m’inspire de personnes que je connais ou que j’ai connues.

— Etes-vous féministe ?

Attention, c’était précisément sur ce point qu’elle se faisait souvent piéger…

— Ce terme veut tout et rien dire à la fois. Surtout aujourd’hui. Je suis fatiguée de répondre à cette question. Je défends la liberté d’expression et suis contre toute forme d’oppression, quelle qu’elle soit.

 Cinq minutes passèrent ainsi où il décortiqua chaque étape de son écriture, M demanda, agacée, car la patience n’était pas une de ses vertus :

— Je pensais que vous vouliez faire cet entretien sur le mode de la conversation ? Pour l’instant ça ressemble plus à un interrogatoire…

— J’y viens.

Il rajusta ses lunettes et but une gorgée de son jus. Il reprit après un court instant :

— Racontez moi vos fantasmes.

— Pardon ?

— Vos fantasmes…

Elle hésita en le dévisageant pour voir s’il plaisantait ou pas, mais il était tout à fait sérieux.

— Ils font partie intégrante de votre œuvre… Vous ne pouvez pas écrire toutes ces choses sans fantasmer dessus ou les avoir vécues, c’est bien trop… réaliste. J’aimerais faire un parallèle entre vos désirs refoulés et ceux décrits dans votre dernier livre. Vous aimez ça la baise, n’est-ce pas ?

Elle était à deux doigts de lui donner une gifle tellement forte que ses verres tomberaient au sol sous l’impact, mais elle se ravisa. Si elle écrivait sur les phénomènes migratoires ou les trésors cachés d’anciennes sépultures, il lui poserait la même question, non ? Evidemment remis dans leurs contextes. Elle choisit de jouer le jeu, lui pendant ce temps était imperturbable :

— Ca vous dérange d’en parler ? S’enquit-il sincère et un peu surpris : tout d’un coup elle avait perdu son ascendant.

— Non, bien-sûr que non, répondit-elle avec une pointe de défi dans la voix…

— Donc, nous en étions à vos fantasmes…

— Vous avez raison : j’aime la baise.

— Qu’est-ce que vous aimez dedans ?

— La séduction d’abord, même si elle est brève… Les mots échangés à double sens, qui deviennent de plus en plus explicites à mesure que les corps se rapprochent. Le toucher… Sentir la peau, l’odeur… le sexe a une odeur particulière : d’interdit et d’addiction. Une bite bien dure et raide, une chatte huilée prête à se faire visiter, c’est magique… Le contact : lorsqu’on vous pénètre, accueillir l’autre, se donner à lui ou elle. L’emboitement : ne faire plus qu’un, danser sur le même rythme, lécher, mordre, sucer, embrasser, il n’ y a plus de faux semblants on revient à son état primitif, instinctif, tout n’est plus que sens. La jouissance : se sentir partir, délirer, propulsé, dans un état second et redescendre peu a peu en se demandant ce qu’il vient de se passer…

Le journaliste suspendu à ses lèvres écoutait sans broncher, elle continua sur sa lancée.

— En ce qui concerne mes fantasmes : j’aime les choses un peu tabou. J’ai souvent eu envie de me faire prendre par deux ou trois hommes à la fois, être leur chose, qu’ils me souillent et me remplissent de leur foutre. Me faire baiser par des amis de mon ex aussi, femmes inclues. Les rapports interdits… Baiser avec des inconnus… Me faire attacher, m’exhiber sous toutes les coutures, exciter l’autre… Bon ça en l’occurrence je le fais déjà.

L’homme la fixait, sa nervosité était palpable, il ne prenait plus de notes, il voulait lui demander plus de détails sur cette dernière partie mais se retint. Elle baissa les yeux et constata qu’il dissimulait discrètement son excroissance. Il se racla la gorge… Elle demanda :

— Et vos notes ?

— J’ai une bonne mémoire…

— Et vous qu’aimez vous ?

— …

— C’est une conversation non ? Alors je vous écoute…

Elle sentait l’excitation la gagner, si elle ne faisait pas attention son pantalon en soie la trahirait à son tour. Déjà, elle sentait sa poitrine tendue et ses tétons pointer en direction du type à binocles. Elle aimait bien les intellos, ils baisaient bien en général, elle avait toujours été déçue par les mecs « cool » beaucoup trop imbus de leur personne.

— J’aime les femmes. Uniquement les femmes.

Elle sourit.

— J’aime les femmes qui savent ce qu’elles veulent, un peu pestes, mais qui ont un côté vulnérable qui donne envie de les protéger… J’aime qu’elles pensent que je suis un grand timide et que je ne sais probablement pas me servir de mes mains et de ma queue, qu’elles vont tout m’apprendre. J’aime leur expression de surprise lorsque je les embrasse pour la première fois, les déshabille et les caresse… leurs corps qui s’arquent de plaisir, leur façon de supplier lorsque ma langue frétille et rentre un peu trop loin en elle et qu’elles veulent agripper des cheveux imaginaires coupés à ras sur mon crâne. Parfois j’aime les traiter de salopes surtout si elles sont tout sauf ça, en réalité. J’aime m’enfoncer dans leur chair, les tourner et les retourner à ma guise, malmener leurs culs, mordre leurs seins sous tension, téter comme un nourrisson affamé, cracher dans leurs bouches plaintives et haletantes, observer leurs visages tantôt risibles, tantôt effrayants alors qu’elles rendent les armes. Et enfin, jouir dans n’importe quel trou pourvu qu’il soit lubrifié.

— Tout un programme…

— Tout un programme.

Il s’étudiaient silencieusement à présent, M sur le canapé, le journaliste sur un fauteuil non loin. L’appartement était calme avec juste pour bruit de fond leurs respirations et leurs cœurs battant un peu plus vite que la normale. Il bandait toujours mais avait croisé les jambes. Elle avait le choix : lui bondir dessus ou attendre sagement que la tension sexuelle se diffuse. Il brisa le silence en premier :

— Comment gérez-vous l’entourage ?

— Vous n’avez pas parlé de vos fantasmes…

Il prit un air amusé et rajusta ses lunettes, une main sur la bouche, comme celui qui réfléchit, et il dit : « Je crains que ça ne soit pas racontable ici, Mlle M. »

Sa gorge se noua, ce mec était intriguant, ou alors c’était un style qu’il se donnait ? Peu importe, ça fonctionnait à merveille.

— Vous piquez ma curiosité.

Et autre chose…

— Je suis flatté. Je suis sûr qu’une femme comme vous l’est rarement…

— En effet.

Elle revint sur sa dernière question : « Mon entourage s’y est fait. Et pour être honnête j’ai appris à ne plus m’attarder sur ce genre de choses. Je me concentre sur mon travail. Il n’y a que ça qui compte. » Il lui posa quelques questions de plus sur ses projets futurs, comment elle percevait le monde littéraire contemporain Noir, puis, au bout d’une heure…

— Je pense que j’ai tout ce qu’il me faut…

— Vous êtes sûr ? Demanda t-elle les yeux plantés dans les siens.

Il soutint son regard qui oscillait entre le vice et la raison.

— Certain. Merci d’avoir jouer le jeu.

Il remballa tout son bazar sous l’oeil attentif et un brin déçu de l’écrivaine. Elle finit par se lever, il lui dit que le temps qu’il fasse deux trois vérifications avec son équipe et qu’il retranscrive le tout, l’article sortirait d’ici peu. Elle lui ouvrit la porte, il passa en la frôlant et la remercia encore avant de disparaître dans le couloir sombre. Elle referma doucement, une main à plat sur la porte, un peu secouée. Elle ressentit une furieuse envie d’aller écrire.

FIN

 

Matifa AkinArticle écrit par Matifa Akin

L’écriture fait partie intégrante de ma vie, j’aime travailler mon imagination et tisser un monde parallèle, mon alter ego me servant souvent de complice… Je reviens à mon premier amour, la nouvelle érotique. J’espère vous transporter, réveiller des émotions, et assouvir votre soif d’évasion à travers mes récits.