Le dessert allait arriver quand le ronron du téléphone de maman fit vibrer la table. Stéphane émit un bref mais sonore soupir agacé. Elle saisit l’appareil de ses longs doigts aux ongles laqués de carmin et lui tira la langue brièvement avant de décrocher. Il vit ses sourcils se froncer légèrement, et il sut à cette attitude qu’elle allait se lever et s’éloigner. Deux heures sans que ce maudit engin ne sonnât était malgré tout pas mal, comparé à d’habitude. Il suivit des yeux cette silhouette dynamique que les années et les enfants avaient laissé encore élancée et altière.
Sabine dit : « Tu ne la changeras pas tu sais ? ». Stéphane reporta son attention vers la meilleure amie de sa mère qui le regardait avec tendresse. « J’aurais espéré que pour cette occasion nous aurions été épargnés ! » lui répondit-il, tâchant de sourire malgré tout. C’était son anniversaire, le vingtième, et déjà que papa n’avait pas pu être là… Sabine lui rappela que sa mère était un médecin mû par une authentique vocation, et qu’il ne devait pas oublier tout ce qu’il devait à cette passion.
Bien sûr qu’il savait tout ça jusqu’aux tréfonds de son être, mais il avait bien droit à un petit caprice pour ses vingt ans non ? Il changea de sujet et, trempant les lèvres dans un excellent Crozes-Hermitage chambré à merveille, il l’interrogea sur sa vie à elle. Elle lui répondit que pour elle, les choses étaient bien plus simples que pour Isabelle-le-docteur-miracle. Elle occupait un poste de documentaliste à l’université toute proche, un métier au plus près des savoirs et des livres, sa grande passion. Cela ne la rendait pas riche, mais elle aimait sa petite vie tranquille, son mari gentil, leur chien qui vieillissait… Et pour lui, comment les choses allaient-elles ? Les études d’ingénieur étaient ardues, le travail énorme, mais il était très bien noté, le diplôme était à portée. Une petite copine ? Jusqu’à la semaine précédente, oui. Mais Karine s’était découverte lesbienne dans un blog qui se payait le culot de s’appeler Volonté, difficile de lutter !
La bouche écarlate de Sabine s’arrondit en un « Oh ! » muet puis elle éclata de son rire en trilles. « Et sa copine ne partage pas ? » demanda-t-elle. « Je ne sais pas, mais de toute façon, en toute objectivité, il me manque certains arguments pour participer à leurs hypothétiques soirées pyjamas ! » répondit-il avec un rictus d’autodérision. Avec son tact habituel, Sabine rebondit sur cette réplique et orienta la discussion sur ses projets. Il avait commencé à décrire ses aspirations à travailler dans le domaine aéronautique quand Isabelle revint.
Les lèvres pincées et l’œil sérieux, Stéphane reconnut là aussi une mine qu’il ne connaissait que trop bien. « Tu dois y aller je suppose ? » demanda-t-il désabusé. Elle le regarda bien en face et, constatant le voile de tristesse qui passa dans ses yeux noirs, il s’en voulut immédiatement pour le ton qu’il avait employé. « Stéphane, excuse-moi, je n’en aurai… » Il finit sa phrase : « … pas pour longtemps, un cœur ouvert vite fait et je reviens ! ». Les épaules d’Isabelle s’affaissèrent légèrement, aussi enchaîna-t-il le plus enjoué qu’il lui était possible : « Mais oui, je sais maman, pas de souci ! C’est comme ça, je suis un grand garçon, je saurai trouver ma chambre tout seul ! » Elle hésita quelques secondes, précisa qu’il n’était question que d’une broutille administrative, et conclut sur un haussement d’épaules, visiblement mal à l’aise. « Va maman, ce n’est pas encore aujourd’hui que je cesserai de t’aimer ! »
Elle sourit enfin, ramassa son sac en indiquant qu’elle les retrouverait à la maison dans une heure et s’en fut dans un nuage de parfum. Elle passa à la réception du restaurant, annula son dessert et régla en ajoutant deux cafés. Avec un petit signe discret de la main et un baiser du bout des doigts, elle partit comme si elle montait en première ligne. « Sacrée bonne femme, ta maman ! » lâcha Sabine. « Tu l’as dit ! » répondit-il d’une voix sourde.
Ils sortirent du restaurant, un peu ivres l’un comme l’autre. La bouche encore émerveillée des saveurs du chocolat fin mêlées au Blue Mountain, ils décidèrent de faire un détour avant de rejoindre le vaste appartement tout proche. Sabine alluma une cigarette blonde, lui en proposa une qu’il accepta exceptionnellement. Le mélange des longueurs en bouche et du tabac était divin, avec encore son petit goût d’interdit. Ils avancèrent donc le long du parc sombre où des attardés profitaient de la fraîcheur relative de la nuit tout juste tombée. Le ciel entièrement couvert se zébrait d’éclairs de chaleur, tandis que parvenaient du square des touffeurs suaves de fleurs exaltées.
Ils ne parlaient pas, seuls les talons de Sabine animaient de leur rythme régulier et calme leur cheminement paisible. Stéphane ne pouvait s’empêcher de glisser des regards furtifs sur cette femme qu’il avait toujours trouvée terriblement belle et attirante. Elle portait une élégante robe légère aux fins imprimés noirs et oranges, qui se drapait savamment autour de son corps qu’il soulignait sans le marquer. Il pouvait deviner le tressautement de sa poitrine menue à chacun de ses pas, et l’étoffe s’ouvrait perfidement à la cadence de sa marche sur une cuisse dorée et pleine. A ses poignets fins s’accrochaient de délicats bracelets dorés, et à sa cheville une étroite chaîne d’or imposait d’y accrocher l’œil. Alors qu’ils entraient dans une rue étroite de la vielle ville, elle dit dans un souffle : « Le côte du Rhône était fabuleux mais un peu fort pour moi. Tu veux bien me donner le bras ? » Il ne répondit rien, se contentant de décoller son coude de son flanc.
Il fit un effort violent pour paraître indifférent quand la main menue glissa contre ses côtes. Un nuage de parfum l’enveloppa, elle affermit son emprise, ils furent bientôt épaule contre épaule. Un vent complice, tiède et doux, soulevait ses boucles auburn si fines, qui venaient chatouiller son biceps. Sa hanche battait contre la sienne, il sentait la chaleur de ce corps contre sa peau, il étouffait littéralement. Son cœur battait dans sa gorge, ses paumes devenaient moites, son bas-ventre semblait s’éveiller dangereusement.
Il restait à regarder maintenant droit devant lui, sûr et certain de savoir avec quelle main il finirait sa soirée, et à qui il rendrait ainsi cet hommage secret. Ils s’engagèrent bientôt entre les boutiques élégantes, sous la lumière tendre des lampadaires à la belle couleur dorée. Sous la lumière moins blafarde se dessinait le délicat profil, la pommette haute marquait une joie apaisée, le menton pointu provoquait le destin. Elle ralentit soudain le pas et demanda, en tirant légèrement son bras : « Ça ne va pas ? Tu ne dis rien, tu as l’air soucieux… » Il haussa les sourcils, se racla la gorge et dit dans un souffle : « Non, non, tout va bien ! » avant d’émettre un rire niais qui se termina sur une déglutition incontrôlée. Entre rêve et cauchemar il vit se hausser un sourcil et s’arquer une commissure. Deux émeraudes translucides et luisantes forèrent avec une acuité cruelle dans ses propres yeux, puis elle reprit sa cadence en disant simplement : « Je vois ! ». « Qu’est-ce… Quoi ? » bafouilla-t-il. Cette fois elle s’arrêta pour de bon, le forçant à se tourner vers elle, toujours accrochée à son bras. Le tonnerre gronda comme un titanesque chien menaçant.
Elle s’approcha à quelques centimètres, levant vers lui un visage tout à coup empreint d’une sublime gravité. Il ouvrait la bouche pour lui dire que vraiment, tout allait bien. Elle fit : « Chut ! » en posant son index sur ses lèvres. Ce fut comme si le temps s’arrêtait, même le vent retint son souffle. Un éclair muet flasha l’instant. « Viens ! » dit-elle en lui prenant la main. Sa raison disait non mais son corps avançait. Dans un nuage de rousseurs diffuses elle l’emportait comme la crête d’une vague emporte l’oiseau qui se fie à sa folie. Ses hanches ondulaient, ses mollets brillaient, les premières gouttes, presque grasses à être grosses et tièdes, crépitèrent. Bientôt, dans l’angle d’un sombre porche, ils s’enlacèrent.
Presque brutales, leurs lèvres s’écrasèrent, leurs souffles s’échangèrent dans les volutes parfumées du pavé mouillé. Le ciel craqua, c’était la coque ivre du navire de leurs fracas. Comme avec un pas de danse, elle se tourna, prit ses mains, les amena à ses hanches, elle se cambrait, femelle. Il remonta, fébrile, dans une bruine d’éclaboussures irisées, ses mains jusqu’à ses seins, à son cou, alors que ses lèvres énervaient la nuque offerte. Elle se plaqua à la vieille pierre, la croupe brandie, orgueilleuse et provocante. Aussitôt il troussa la vaporeuse étoffe et émit un grognement en découvrant les fesses nues. Sa ceinture claqua, il exhiba enfin ses ardeurs aux trombes qui les épargnaient. Ce fut comme tomber en elle, il glissa dans ses huiles parfumées, se planta, plaqué à ses rotondités. Son corps s’épanouit dans sa virilité, il était homme et la prenait, femme.
Les mains contre le mur, penchée, ondulante, reptilienne dans ses déhanchements, il sentait pourtant le sang chaud battre dans ses spasmes. Serré dans ses anneaux nerveux dont il n’était pas que la proie, il glissait dans ses constrictions, ne leur épargnant rien de sa longueur. Elle se redressa, pressa tout son corps contre le sien, serra les cuisses entre lesquelles elle avait invité ses mains. Tendons saillants, fibres tendues à craquer, ils cherchaient dans l’air trop dense le souffle qui manquait à leurs pores étouffés de caresses. Et leurs reins s’emballèrent, leurs jambes frémissaient sous l’effort, mais pressées dans l’étreinte devenue saccadée de cris rentrés.
Il s’accrocha à ses seins, elle étreignit ses hanches, ils surent ne pas hurler alors qu’il aurait tant fallu… Comme brisés, ils restèrent un instant arc-boutés de leurs vertiges. Elle se dégagea souplement dans un soupir et il l’étreignit dans un baiser gourmand. Elle se libéra de l’étreinte avec grâce, rajusta sa robe sans dire un mot, et dit simplement avec une lueur sauvage dans le regard : « C’était bon ! »
L’ondée avait cessé, ils pouvaient rentrer. Avant que de faire le premier pas hors du porche complice, elle amena sa bouche à l’oreille de Stéphane et lui murmura : « Bon anniversaire ! ».
Fin
Article écrit par Agamemenom D’Yviciaque
47 ans, des histoires plein la tête et plein la plume, porté par l’amour de ma volcanique épouse, j’ai décidé de coucher ici ces drôles d’idées. Jouer avec les mots m’est un plaisir toujours renouvelé, et j’ai trouvé ici un bien bel écrin pour vous les présenter. Bonne lecture à toutes et à tous, et merci de votre attention !