Ta bouche se fronce et tes épaules frissonnent sous l’effet de la saveur acide. Le Gimlet contient plus de citron vert que de gin. Tu doutes même qu’il y ait une dose de Grey Goose dans ce cocktail. C’est ainsi que ta nuit a commencé.
Tu sembles absente et ne participe pas aux discussions entre Isabel et Carla. Tu n’es pas dans ton élément dans ce club de rock enfumé, bondé de célibataires seulement intéressés par l’alcool, les histoires d’un soir et les rencontres faciles.
Quelques heures plus tôt, Isabel et Carla t’ont littéralement traînée hors de la maison. Elles t’avaient suppliée de sortir avec elles : « Juste pour cette fois » avait dit Carla t’entourant de ses bras pour que tu ne puisses pas t’échapper. « Tu as besoin d’oublier un peu ton travail trop sérieux et de faire n’importe quoi juste pour une soirée ».
Tu avais regardé les filles de haut mais avais fini par céder.
Les séances de sport au club de gym t’avaient donné un peu plus confiance en toi. Peut-être qu’il était temps de montrer au monde les résultats de tes séances de squats et de pushups. Un jean skinny et une petite blouse moulante couleur écume mettraient bien ton corps en valeur. Tout en te regardant dans le miroir, Carla a défait un bouton supplémentaire à ta blouse : « Tu as un décolleté qui attire les hommes et les font t’offrir à boire. Montre-le ! »
Tu as essayé de résister mais Isabel partageait son avis.
Dans la voiture, tu as rappelé à tes deux amies à quel point ce genre de soirée était inhabituel pour toi.
« Vous savez que je ne suis pas sortie comme ça depuis la fac. Et vous vous souvenez avec qui c’était ».
Tu t’es couvert les yeux comme si tu voulais te cacher de ce souvenir embarrassant.
Isabel leva la main :
« Effectivement je m’en souviens. Jerry et son énorme camion pick-up. »
Tu as ajouté : « Ce n’était pas le seul truc énorme chez lui. »
Les deux filles éclatèrent de rire. Qu’est-ce que ça faisait du bien de rire comme ça. Un bon moyen de mettre la vie à distance.
« Enfin, tu peux dire ce que tu veux mais je n’en ai jamais eu la moindre preuve », t’a dit Isabel.
« On n’avait pas d’iPhone à l’époque pour prendre une photo et l’envoyer aussitôt. Il fallait attendre que la pellicule soit développée. Tu t’en souviens ? »
« Et surtout à quel point c’était embarrassant que les employés des boutiques de développement voient ces photos ! » dit Carla.
« C’est précisément cela qui fait que je n’ai aucune preuve à vous montrer » leur as-tu dit.
« Ces gens devaient voir de ces choses… » ajouta Isabel.
Quelques heures plus tard. Vous aviez bu des cocktails dans un club de jazz huppé avant de vous retrouver à une heure assez avancée dans ce club de rock.
Un groupe de rock hétéroclite, A Thousand Seconds To Mars, en est la tête d’affiche.
Tu es de retour parmi tes amies. Les mains glacées d’avoir serré ton cocktail. Isabel et Carla sont toujours en train de discuter.
Deux hommes s’avancent sur la scène et attrapent leurs guitares. Un batteur s’installe derrière son instrument. Ils s’échauffent. Des bruits de percussions. Battements de la caisse claire. Des cymbales qui s’écrasent. Des solos de guitare qui écorchent les oreilles. Des fausses notes. Pour ton plus grand désespoir, ils jouent très fort.
« Est-ce qu’on peut aller ailleurs s’il-vous plaît ? » supplies-tu les filles. Tu désignes ton oreille puis la scène, espérant leur faire passer le message que tout ceci te déplaît. Que tes oreilles vont bourdonner jusqu’à demain.
Carla te crie par-dessus les guitares hurlantes : « Encore quelques minutes. »
Tu tournes alors le dos à la scène et à l’énorme ampli Marshall.
« Je n’ai plus 20 ans ». Mais personne ne t’entend.
Tu redoutes le concert. Quelques calculs rapides t’ont fait réaliser que 1 000 secondes correspondent à un peu moins d’une demi-heure. Tu espères que le concert ne durera pas aussi longtemps. « Partons sur Mars et n’en parlons plus. »
Quelques instants plus tard, le jeu désordonné se calme, s’apaise. Les lumières blanches du bar se tamisent et se transforment en une gamme de couleurs mouvantes. Du rouge, du bleu, du vert, du jaune. Le batteur tape 4 coups sur sa batterie et donne le signal au groupe qui se met à ressembler à un vrai groupe.
Un rythme rock n’roll, un beau solo de blues, une basse qui groove. Arrive ensuite une voix d’or. Tu te tournes alors vers la scène.
Qu’importent les époques, les chanteurs ne changent jamais. Ils attirent les femmes vers le groupe. Les femmes attirent les hommes vers le bar. Cette simple équation rassemble des célibataires dans une même disposition d’esprit et dans un même endroit. Et tout le monde est gagnant : le propriétaire du bar qui se fait de l’argent à la femme qui se fait draguer par un inconnu séduisant.
La clef de voûte de tout cela ce soir est celui qui tient le micro. Une sorte de Jim Morrison réincarné. Il traverse la scène avec charisme. Il est mince et nerveux avec des boucles brunes incontrôlées. Il balance son corps et interprète des classiques tout en se prélassant dans ce qu’il provoque chez le public. Il a du magnétisme à revendre.
Tu as envie de le voir de plus près. Tu es donc contente d’aller danser avec Isabel et Carla au bord de la scène. Il a des yeux bleus incroyables. Des yeux capables de transpercer une femme et de lui donner envie de savoir ce qu’il a vu en elle.
« Sexy non ?” crie Isabel à votre attention et à celle de Carla.
Carla acquiesce : « Je ne savais pas qu’on trouvait encore des hommes de ce genre ».
Sur scène, l’homme s’était rapproché. C’est toi qu’il regardait dans les yeux. Il tendit la main et chanta :
« Je peux voir dans tes yeux que tu sais ce dont j’ai envie
Et si tu venais passer la nuit chez moi »
Carla lâche un énorme : « Ouiiiii ! » qu’elle accompagne d’un balancement de seins. Elle est fière de sa poitrine et a depuis bien longtemps compris qu’elle lui permettait d’attirer l’attention. Carla a toujours été la plus délurée d’entre nous. Elle s’approche d’Isabel et lui presse les seins l’un contre l’autre à l’attention du chanteur. Celui-ci se met à bafouiller en apercevant les deux femmes mais se reprend vite et sans le moindre signe d’excuse apparent sur son visage couvert de sueur.
Soudainement, ses yeux se plantent dans les tiens et il ne lâche pas ton regard jusqu’à ce qu’il chante à nouveau : « Je peux voir dans tes yeux que tu sais ce dont j’ai envie ». Tu sens une certaine chaleur se propager dans ton cou et s’installer dans ta poitrine. Le fond de la gorge te chatouille et tu parviens enfin à avaler la dernière goutte de Grey Goose qui était restée coincée. Puis tu cries comme les autres à la gloire de A Thousand Seconds to Mars.
Il continue de jouer pour le public qu’il parvient à électriser et à faire chanter. Il en revient toujours à toi. Isabel et Carla sont persuadées que c’est elles qu’il regarde. Mais c’est bien toi qu’il regarde et pointe du doigt ; toi qui as plus d’une fois presque supplié tes copines de partir ce soir-là. Les deux femmes se tournent vers toi, incrédules avant de réaliser que c’est bien toi qui l’intéresse. Tu choisis d’ignorer les regards que te lancent Isabel et Carla.
Environ 4 000 secondes plus tard, le chanteur lance : « Je suis Rod Bridges et nous sommes les A Thousand Seconds to Mars ! Merci et bonne nuit ! »
Il salue son public avec les autres membres du groupe, tous trempés de sueur.
Vous aussi avez besoin d’une petite pause après ce concert, de reprendre vos esprits et quelques verres. Isabel et Carla vous laisse pour aller vérifier leur maquillage. Tu te diriges vers le bar pour commander un verre et récupérer une serviette pour t’essuyer le front, le cou et le décolleté.
Quelques instants plus tard, un homme à l’allure de bête s’approche de moi. Je me tourne vers Isabel et Carla, qui pourraient faire office de mur défensif, mais elles ne sont nulle part.
« Madame, me dit-il plutôt poliment. Rod aimerait savoir si vous souhaitez le rencontrer dans les coulisses. »
Tu t’accroches au bar. Intimidée, apeurée et confuse face à la requête du géant. Est-ce qu’il te draguait réellement ?
« Vous êtes sûre que c’est bien moi qu’il veut voir ? » lui dis-tu en plissant la bouche et fronçant les yeux.
« Affirmatif. »
Tes yeux se détachent du géant et te font réaliser que c’est Rod lui-même qui a répondu à ta question. Il est encore plus beau de près avec son sourire, ses lèvres et ses yeux perçants.
« Tu es sûr que c’est bien moi ? »
Il se contente de sourire et me fait un clin d’œil.
« Mais comment est-ce que je vais prévenir mes copines ? » lui demandes-tu.
« Mon assistant va les attendre ici, dit-il en posant sa main sur l’épaule du géant. Il nous rejoindra avec elles un peu plus tard. Viens avec moi. »
Rod te tend la main et tu l’attrapes, ainsi que ton sac et en oublie ton Gimlet.
Tu le suis. Lui te tient fermement la main. Comme bien des fois auparavant, tu te demandes si tu fais bien d’y aller. Mais comme bien des fois, l’excitation te convainc que oui. Que pourrait-il t’arriver ? Est-ce qu’une chose pareille pourrait se reproduire ?
Rod t’amène dans les coulisses puis dehors par la porte arrière du club. La porte du bus de tournée aménagé est ouverte et un autre homme, géant lui aussi, attend devant la porte. Les bras croisés et l’air maussade. Il se contente d’adresser un petit signe de tête à Rod. Tu entres après lui dans le bus et la porte se referme derrière toi.
Rod tapote la banquette avec ses coussins.
« C’est ma maison quand on est en tournée. »
« Il me semble que Bon Jovi l’appelle son « cheval de fer qu’il chevauche* » ». Une tentative pour masquer le fait que tu es mal à l’aise.
Rod sourit : « Je vois qu’on connaît ses classiques. »
Tu secoues la tête : « Non, juste une fan de rock des années 80. »
« Bonnie ? » appelle Rod.
Tu te demandes qui peut être cette autre femme. Un accroc à ce que tu avais imaginé. Une autre femme ? Un trio ?
« Lance Bon Jovi. »
« Bien sûr Rod » lui répond une voix métallique de robot connecté. Le système audio du bus se met en marche :
Shot through the heart
And you’re to blame
Darlin’, you give love a bad name!
La musique résonne dans le bus et très rapidement tu te retrouves à chanter avec Jon Bon Jovi. Les paroles sortent tout droit de ta mémoire et te rappelle ton premier copain, Jerry. Tu te souviens avoir porté ton t shirt court « Slippery When Wet » (NDLR : Album de Bon Jovi) et ton jean délavé. Les écussons Poison et Icarus de Led Zeppelin, cousus sur les poches arrière de ton jean étaient tes préférés. Tu as porté ce jean jusqu’à ce que le tissu s’élime.
Rod vous rejoint avec sa voix vibrante. Il connaît les paroles et tient les notes aussi bien que Bon Jovi lui-même. Vous vous mettez à danser. Tu passes tes mains dans tes cheveux. Cela augmente leur volume. La même crinière que Jon dans les années 80. Aussi gonflée que celle que tu avais dans le miroir quand tu étais adolescente. Une brosse et une bouteille de laque utilisée tous les matins avant l’école, et ton gloss à la fraise que Jerry aimait tant.
Rod s’approche et te ramène au moment présent. Il sourit à la femme qui se tient devant lui. Et c’est toi. Il presse son corps contre le tien et tu lui réponds de la même façon. Il sent un parfum frais, une eau de Cologne. Peut-être Hugo Boss. Un classique.
Ses mains glissent autour de votre taille et sentent la chair douce. Tu arrimes tes mains derrière son cou. Sous le charme de son odeur et le coup de l’excitation, tu le tires vers toi, laissant son magnétisme froid opérer. Vous bougez tous les deux ensemble, serrés l’un contre l’autre. Tu aimes te frotter à ce que tu sens durcir dans son pantalon.
* (NDLR : extrait de la chanson Wanted Dead or Alive de Bon Jovi : « I’m a cowboy / On a steel horse I ride »)
** La suite la semaine prochaine !
*** Cette nouvelle de Claire Woodruff a été traduite de l’anglais. Pour lire le texte en version originale, c’est par ici.