le dernier saut

Le Dernier Saut

Cela arrive. Le parachute qui ne s’ouvre pas.

J’ai tout tenté, tout essayé. J’ai tiré sur la poignée doucement, fermement, à l’horizontale, à la verticale… Et la voilure de secours ne répond pas. Le sol se rapproche irrémédiablement et je ne peux rien y faire.

le dernier saut

J’ai des milliers de sauts à mon actif, je connais les risques, mais je n’avais jamais imaginé finir comme ça. Et surtout pas maintenant. Des larmes de rage, de tristesse montent. Je ferme les yeux pour ne pas voir la fin. J’avais enfin rencontré l’homme de mes rêves, ensemble depuis un an. J’étais parfaitement heureuse, apaisée, tournée vers l’avenir. Et cet élan va s’arrêter net parce que mon parachute ne s’est pas ouvert.

Il y a une foule en bas qui m’attend, des familles, des enfants, venus assister à une démonstration de saut en parachute avec figures techniques et danse des airs… Au lieu de ça, ils vont être éclaboussés par les bouts de mon corps pulvérisé. Mon corps…

Grâce à mon Homme, mon corps aura connu une dernière année de vie bouleversante de plaisir. Il a une façon de me toucher, de me plaire quand il me frôle… C’est drôle de penser sensualité alors que je suis en train de m’écraser. J’imaginais qu’on voyait sa vie défiler dans ces moments. Notre enfance en accéléré, notre adolescence, les moments de joie, de peine… Mais je ne vois que lui.

C’était un de mes élèves. Ses amis l’avaient obligé à faire un baptême de parachute alors qu’il a le vertige et qu’il déteste les sensations fortes. Il a voulu me revoir alors il s’est inscrit pour une formation complète. Quand il a compris qu’il n’avait pas besoin de savoir sauter en parachute pour pouvoir m’inviter à diner, il a immédiatement arrêté. Ce dîner…

Je n’avais pas autant ri depuis longtemps. Il m’a sorti d’un quotidien qui me rongeait. Il m’a fait découvrir un monde nouveau, beau, plein de poésie. Écrivain montagnard, c’est son métier. Il écrit des récits de randonnées, des romans, des témoignages… Il dit qu’il préfère écrire que marcher. Et comme il a le vertige, il trouve toujours quelqu’un pour lui raconter quand il doit évoquer une ascension ardue.

Un personnage étonnant, toujours en train de plaisanter sur lui-même, sur le monde, sur moi… Au début, j’ai été vexée. Avant de réaliser que j’avais besoin au contraire de ce recul, de ne pas me prendre au sérieux. Il m’a libérée, il m’a sauvée. Il ne se soucie de rien d’autre que de prendre la vie du bon côté. Et c’est un amant exceptionnel…

Dans le milieu très masculin du parachutisme, je suis sorti avec toutes sortes de bellâtres imbus d’eux-mêmes qui voyaient le sexe comme une épreuve d’effort. Le plus de positions possibles, les va-et-vient les plus fracassants qui soient, et toujours en admirant son propre corps… La première fois que je me suis retrouvée au lit avec mon écrivain montagnard, il a été obligé de calmer mes ardeurs en riant. J’avais une façon précipitée, un peu automatique d’aborder le rapport sexuel. Mes amants passés avaient appris le sexe dans le porno et ne m’avaient montré que cette voie-là. La plupart du temps je n’étais pas même un tout petit peu satisfaite. Il n’était pas rare que je termine toute seule à la main pour trouver l’orgasme.

Je vois les petites silhouettes qui s’agitent en bas. Ils ont réalisé que quelque chose n’allait pas. Ça court dans tous les sens.

Avec mon Homme, la première fois que nous avons fait l’amour, il ne m’a pas pénétré. Il m’a demandé de lui faire confiance et je l’ai suivi. J’étais tendue et je réalisais que je l’avais toujours été à chaque fois que j’avais fait l’amour. Il m’a dit qu’il allait s’occuper de moi. Et c’est ce qu’il a fait.

Ma chute s’accélère. Les fourmis en bas sont de plus en plus grosses. Je ne sais pas depuis combien de temps je pense à mon Homme. Je veux que son visage soit la dernière chose à laquelle je pense.

Au début je me sentais idiote, allongée sur le dos au milieu de son lit. Il a fouillé dans son tiroir et en a sorti un bandeau. J’ai ri, expliqué que je n’étais pas branchée trucs déviants… Il a ri aussi et m’a dit qu’il n’était pas non plus adepte de sexualités parallèles. Bander les yeux, ce n’est pas une pratique sexuelle. Je me suis jurée de ne plus résister, de lui faire confiance une fois pour toute, sans discuter. Et j’ai bien fait…

J’ai l’impression que l’air a changé d’odeur, comme si le parfum de la mort commençait à envahir mes narines, un parfum âcre, étouffant. Je n’ouvre plus les yeux. Il me semble que je peux entendre les voix qui se rapprochent.

Plongée dans le noir, le corps à l’abandon, il m’a fait vivre une expérience inoubliable. Du bout des doigts et de son souffle, il s’est promené sur ma peau. Je ne portais qu’un soutien-gorge et une culotte fine en dentelle. Il glissait comme un fantôme le long de mes cuisses, remontant vers le bas-ventre, le nombril, un courant d’air sensuel qui parcourait mon corps. Au fur et à mesure que ces caresses faisaient leur effet, son propre corps était plus présent.

Il me massait les épaules, la nuque, m’embrassait le ventre… Je ne réalisais qu’il avait retiré mon soutien-gorge que lorsque j’ai senti sa langue effleurer mon téton. Personne n’avait jamais ainsi réveillé mon corps tout entier. Comme je me cambrais sous le plaisir, il a appuyé davantage ses caresses, saisissant d’une poigne ferme mes deux seins durcis d’excitation.

Je sentais son pénis contre ma cuisse, j’avais envie de lui mais il avait d’autres projets. Nous étions maintenant tous les deux nus et sa bouche s’affairait dans des zones que je ne savais pas agréables… Il mordillait mes cuisses, explorait mes flancs. Je n’étais plus qu’un frisson abandonné à son bon vouloir. Il était un souffle qui s’insinuait partout entre les courbes de mon corps. Mon sexe continuait de gonfler, excité, enivré par le désir, mais sans l’urgence de la pénétration…

J’avais envie que cette fièvre continue, de savourer l’envie sans que la fin n’arrive. Et alors que je croyais avoir atteint l’attente maximale, une nouvelle sensation a envahi mon bas-ventre. Comme un ronronnement à la douceur exceptionnel, une caresse délicieuse qui me donnait envie de crier. Toute la tension érotique accumulée par les caresses de mon Homme et par la frustration ignorée des dernières années se relâchait. Je ne cherchais plus à bloquer les sensations, je me laissais aller, enfin.

Je n’ai su que plus tard que c’était un petit vibromasseur qui avait fait exploser les barrières de mon excitation. J’ai agrippé le matelas du lit de toutes mes forces et j’ai hurlé mon plaisir tandis que le petit appareil vrombissait entre mes jambes. J’étais transportée, ailleurs, j’oubliais toutes mes certitudes, tout ce que j’avais cru savoir sur le plaisir… J’étais en train de jouir, et c’était la première fois. Ce n’était pas un orgasme de seconde zone obtenu à force de frottement approximatif comme j’en avais eu quelques-uns. Mon corps tout entier jouissait, une décharge résonnait depuis la plante de mes pieds jusqu’au sommet de mon crâne. Je me sentais à la fois la plus vulnérable des créatures et la plus puissante.

Je n’étais plus qu’une masse rose tremblante, secouée par des soubresauts de plaisir. Et quand j’ai ouvert mes yeux embués, il était au-dessus de moi, le visage resplendissant, beau. J’étais déjà amoureuse. Et il m’a montré au fil des jours tout ce dont mon corps était capable. Sous ses caresses patientes et généreuses, je rattrapais les années de retard. Je savourais les délices exceptionnels qu’il me faisait découvrir. J’aimais aussi le sentir en moi. Sentir mes cuisses se refermer sur son sexe en érection. L’avoir à l’intérieur de moi, l’observer jouissant dans mes flancs, l’aspirer entre mes lèvres intimes…

Je repense à tous ces instants de plaisirs féériques et je hurle à l’intérieur. Je n’accepte pas cette injustice. Devoir renoncer à tant d’amour et de plaisir parce que mon parachute ne s’est pas ouvert. J’écarte les bras, les jambes, et je me positionne sur le dos, comme s’il allait s’allonger sur moi, me faire l’amour une dernière fois. Je regarde le ciel et j’attends. Je ferme les yeux et je sombre finalement.

Quand je les rouvre, il est au-dessus de moi, exactement comme je l’avais imaginé. Avec son visage si beau. Je m’excuse auprès de lui d’être morte. Il sourit. Il me prend dans ses bras et me soulève. Autour de nous, une foule silencieuse m’observe… On murmure, on s’étonne et finalement on applaudit. Mon Homme m’explique. Alors que je m’apprêtais à m’écraser, une bourrasque venue de nulle part a envahi la plaine. Tout le monde a été déstabilisé, certains sont même tombés, propulsés en arrière, par ce coup de vent improbable qui m’a soulevée et déposée à ses pieds comme une feuille toute légère.

Fin