Noelly étouffa son réveil juste à temps.
En ce premier jour de vacances, alors même que leur dimanche soir s’était éternisé, libéré de la chaleur étouffante de ce début de mois d’Août, hors de question de réveiller sa moitié. Elle se glissa silencieusement sous la douche, puis dans un court chemisier de coton blanc qu’elle boutonna négligemment. Sandales haut perchées à la main, elle descendit les marches qui menaient à sa voiture et étouffa une sournoise bouffée de stress en vérifiant que le siège passager était bien occupé d’une part par son précieux dossier (prétendument urgent, officielle excuse pour retourner au boulot et sacrifier cette première matinée de congés), et d’autre par la raison officieuse (sagement rangée dans un boitier discret) qui la poussait délicieusement vers ces quelques heures supplémentaires.
Une fois n’est pas coutume, Noelly bouda sa place de parking attitrée pour se garer au plus près de l’entrée de service. Le haut bâtiment abritait les locaux de la société où elle était employée depuis deux ans. Au dernier étage l’attendait son grand bureau qu’elle partageait avec deux autres assistants, et qui se trouvait également être celui du Chef de Projet. Assez vaste pour accueillir quatre personnes, les dimensions généreuses et les équipements de cet espace en faisaient un lieu de passage privilégié pour l’ensemble du personnel. La présence de leur charismatique supérieur n’y était pas étrangère. Les temps d’entretien et d’échanges avec ses collaborateurs se multipliaient autour de son imposante table de travail au plateau de bois brut.
Le silence qui régnait au septième à l’ouverture des portes d’ascenseur saisit Noelly, renforçant dès son arrivée une addictive sensation d’interdit. Qu’il règne entre ces murs un calme suffisant pour qu’elle entende ses propres pas résonner était une première…
Charlie se réveilla au son musical d’un « Promenons-nous dans les bois » énergiquement scandé par au moins quatre voix d’enfants provenant du jardin voisin.
En ouvrant péniblement un œil, il constata qu’il avait dormi la fenêtre ouverte. En travers de son lit, occupant toute la place offerte à son 1m77, il s’étira longuement avant de se lever et claquer la vitre en maugréant contre la chaleur, la vieille dame d’à côté et ses trop nombreux petits-enfants. Pour une fois que sa propre progéniture était absente, il avait frôlé la grasse mâtinée… luxe depuis longtemps remisé aux oubliettes, et ce avant même d’être parent, par une épouse dont l’hyperactivité sportive était sans pitié. Contraint ce midi par un rendez-vous de dernière minute, convenu avec un investisseur à la disponibilité rare, Charlie avait à regret laissé femme et enfant commencer les vacances sans lui pour les rejoindre sous deux jours au plus tard.
Devant sa cafetière-filtre, il abdiqua. Foutu pour foutu, autant démarrer ce premier lundi de congés différés par l’excellent expresso de sa super machine au bureau. Se promettant de ne pas y traîner plus d’une heure ou deux, il hésita devant sa penderie. Il faisait bien trop chaud pour mettre un costume. Et puisqu’il n’avait pas l’intention de s’attarder, il repasserai avant le déjeuner se procurer la chemise règlementaire pour ce genre de rendez-vous. Il enfila un t-shirt blanc sur son chino souple retroussé aux chevilles et fouilla ses poches pour trouver de quoi s’offrir un croissant sur le chemin.
Charlie espérait que la distance à parcourir le débarrasserait de l’entêtant refrain de la chanson du loup qui ne le quittait pas depuis qu’elle s’était imposée en réveil matin.
Attirée par l’écran en veille, Noelly avait pris ses aises sur le grand bureau du Chef, principalement pour s’épargner un fastidieux redémarrage de son propre système. Sa playlist tournait à un volume modéré et elle s’était lancée dans sa saisie depuis une vingtaine de minutes, lorsqu’elle estima que le moment était venu. Elle ouvrit le fameux boitier et en sortit une petite télécommande ronde qu’elle activa.
En parallèle de son activité d’assistante, elle avait rejoint un groupe d’expérience spécialisé dans les produits de détente : divers objets, dévolus à la distraction et au plaisir. Des « jouets ». Pour adultes. Mais des jouets de luxe. Qui méritaient la plume de chroniqueurs passionnés pour narrer leurs bienfaits à une clientèle exigeante. Noelly aimait beaucoup écrire. Noelly aimait beaucoup jouer. Noelly aimait beaucoup le sexe. Un petit complément d’activité taillé pour elle sur mesure ! Au rapport rémunération/réalisation proportionnellement agréable. Tous les trois mois environ elle la recevait donc, telle une exquise poupée russe : emballage anonyme de provenance inconnue, révélant un étui, prometteur écrin lui-même révélant une vibrante surprise, qui à son tour dévoilait à son corps les sommets de son potentiel. Lesdits sommets précisément chargés en retour de nourrir ses écrits. Quelques succins commentaires liés à l’utilisation (une notice détaillée accompagnant chaque produit remplissait déjà cette mission) mais surtout un gourmant descriptif, poétiquement lubrique, susceptible de donner faim aux futurs utilisateurs comme aux convaincus. Une rubrique des plus sensuelles attisait les fantasmes des convertis grâce à des tests soumis à des scénarios suggérés par la marque : Test Produit sous la douche, Test Produit au cinéma, Test Produit à la plage, au restaurant ou en musique…etc.
Noelly avait l’impression d’être l’auteur d’une version réservée aux plus de dix-huit ans des enfantines histoires de « Martine ». Une Martine à présent trentenaire, dépravée à souhaits, qui poursuivrait assidument ses aventures et activités multiples, un vibro entre les cuisses… Cette prose érotique qu’elle offrait à la lecture de milliers d’anonymes, jamais elle n’aurait assumé de la livrer à son propre entourage. Pas plus qu’à son conjoint et moins encore à qui que ce soit en lien avec son environnement professionnel. La pomme de son jardin d’Eden n’aurait plus jamais le goût si elle devait la partager. C’est jalousement, et à elle seule, qu’elle réservait l’exclusivité de se tenir au pied de l’arbre qui l’avait vu tomber.
En arrivant en vue du parking de sa société, Charlie (toujours désespérément obsédé par sa comptine) repéra la petite Fiat noire garée sans façon sur la place qui lui était habituellement réservée. Le temps de s’interroger sur sa présence lui fournit un bienfaisant répit musical. Consultant son téléphone il retrouva le message envoyé par l’une de ses assistantes, pour solliciter son autorisation de déborder d’une demi-journée sur son temps de congé. La demande provenait de Noelly, une employée dont le sérieux n’avait d’égal que la réserve. C’était un accord plein de réprobation qu’il lui avait néanmoins concédé. La boîte imposait ces trois semaines de fermeture annuelle et il n’appréciait pas, en ce premier jour de vacances, de savoir un membre de l’équipe encore au travail. Son propre temps personnel, familial et privé lui semblait sacré. En toute logique Charlie accordait la même valeur à celui de ses collaborateurs.
Mais la requête de Noelly était aussi singulière que ponctuelle, il en était certain, et n’avait donc pas eu le cœur de refuser. Il lui avait transmis les consignes de sécurité pour entrer et sortir des locaux désertés et confié les codes qui reprogrammaient l’alarme puisqu’elle serait la dernière à quitter les lieux (se résignant finalement à profiter de son excès de zèle pour s’épargner à lui-même le déplacement). C’était avant que ce déjeuner d’affaire ne lui tombe du ciel. Marmonnant « si le loup y était – il nous mangerait », il appela l’ascenseur, patienta en soupirant à l’adresse du sachet contenant son croissant. Il aurait dû en prendre deux…
Noelly suspendit la course de ses doigts sur le clavier et se laissa aller un instant, étendant ses jambes, confortablement calée dans le fauteuil du Chef. Spontanément, renvoyer le petit vibreur télécommandé et son scénario d’immersion professionnelle bien trop risquée lui avait paru raisonnable. Mais le mois d’Août et avec lui ses trois semaines de fermeture lui avait permis de reconsidérer l’idée. Elle était là, sa fenêtre d’action idéale pour jouer les Vilaines Martine au bureau, puisqu’il était désert, ses collègues absents. Les conditions et l’espace de travail demeurant cependant véritables.
Elle déposa la télécommande au milieu des feuilles éparpillées et reprit sa saisie. Tout en douceur, « l’intensité 1 », la plus subtile du vibromasseur ne commettait pas d’autre crime que de lui arracher de légers soupirs. Son effet était de ceux qui éveillent l’envie sans la contraindre. A ce stade, Noelly aurait tout à fait pu faire illusion entourée de ses collègues. Ou en pleine réunion… dans un tour de table imaginaire, elle déterminait avec difficulté dans quelle poche elle glisserait cette télécommande. Cela la fit sourire. Ici, elle ne s’autorisait jamais ce type d’égarements glissants. Et ce n’était que le premier des six degrés d’intensité proposés par ce petit bijou de technologie classée X. Elle effleurait à peine le sujet.
Avant de passer au « niveau 2 », Noelly décida de se faire un café.
Cette saleté de chansonnette s’étant jurée de lui gâcher la matinée, Charlie trouva matière à se consoler sitôt qu’il eût atteint le septième et son ambiance sonore (craquement du café moulu, superposé à la voix de Pharell en sourdine). Des plus réconfortant…
Il haussa tout de même un sourcil en découvrant SA table de travail encombrée comme jamais de pages dispersées et regarda de travers la collaboratrice désordonnée qui, sempiternellement perchée sur 10 à 15 centimètres, lui tournait le dos penchée sur la machine à expresso.
« Vous m’en faîtes un s’il vous plaît ? » lui lança-t-il en la faisant sursauter si violemment qu’elle manqua de lâcher sa tasse. Elle fit volte face, une expression paniquée sur le visage.
« Bien sûr – Bonjour – Je ne vous ai pas entendu arriver » lui débita-t-elle écarlate. Charlie ravala son agacement et laissa ses yeux errer sur le désordre, trouvant pour poser son croissant un coin de table dégagé. Il culpabilisait toujours un peu de la voir rougir et perdre ses moyens de la sorte. Cela se produisait trop fréquemment, trop facilement, il l’avait déjà interpellée sur ce répétitif déficit d’assurance. Sa conduite était irréprochable, pourquoi une personne aussi motivée et impliquée s’imposait-elle une telle allure de prise en faute ? Son regard noir s’arrêta sur le petit objet rond et pâle dont le cadran luisait, posé sur les feuillets. Il ressemblait à celui d’une montre, sans bracelet. Charlie le prit en main. L’interface métallisé affichait de fins symboles + et -.
« Qu’est-ce c’est ? » demanda-t-il en l’agitant vers Noelly qui, une tasse dans chaque main se figea à un pas de lui.
Les deux cafés rougissaient les extrémités de ses doigts, pourtant elle percevait à peine leur brûlure en comparaison de l’incendie qui lui ravageait les joues. Il l’avait dans la main. Charlie. Son Boss. Son Responsable. Son Employeur. Il la tenait dans sa main gauche. Ses yeux plissés l’auscultaient avec curiosité tandis que tout le sang de Noelly se retirait du reste de son corps, comme aspiré par son visage.
« Je ne sais pas… Montrez-moi ? » tenta-t-elle la gorge sèche. Il interrompit son examen alerté par le déraillement de sa voix, et ne fut pas dupe une seconde de l’expression d’alerte qu’elle affichait.
« Dîtes-moi ce que c’est. » insista-t-il sur un ton de menace amusée, comme s’il l’avait prise en flagrant délit devant la dernière saison d’ «House of Cards » au boulot. Noelly aurait préféré. Tous les scrupules, qui habitaient et fondaient sa conception du professionnalisme, ceux-là même qui lui faisaient parfois oublier l’heure de rentrer en cet horrible instant s’inclinaient. Ils faisaient tapis, devant ce cocktail de honte et de malchance dont elle n’était absolument pas coutumière. Cette fois ce n’était pas un cauchemar. Il la tenait vraiment dans sa main, et ce à plus d’un sens du terme.
L’intuition de tenir quelque chose de sérieux gagna Charlie. Son assistante avait certes le trouble facile mais il avait une tenace impression d’avoir mis le doigt juste là où il le fallait. Elle déposa leurs deux tasses dans un léger tremblement et il considéra l’objet avec une attention accrue. La playlist qui caressait toujours ses oreilles le fit subitement douter. Etait-elle simplement gênée d’avoir mis la musique ? Charlie appuya sur le + argenté, mais le volume n’augmenta pas. En revanche Noelly tressaillit, contint une exclamation et retrouva tout à coup l’usage de la parole en tendant fermement la main vers lui.
« S’il vous plaît, rendez-la moi ». Le ton était sec, bien que poli. Inédit… elle ne lui avait jamais parlé comme ça.
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Article écrit par La Plume et le Scarabée
« Elle ne cherchait pas le plaisir d’autrui. Elle s’enchantait égoïstement du plaisir de faire plaisir » (Simone de Beauvoir).
L’encre est une muse délicieuse que j’aime voir couler et se répandre sur le papier.
L’écriture est un guide… Cédez à la tentation par le plaisir des mots.
- Pour écrire à La Plume et le Scarabée: laplumeetlescarabee@hotmail.com